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Ce qu’on sait de Taku Sekine

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Le chef de Dersou et de Cheval d’Or s’est donné la mort lundi à 39 ans.

Concerné au premier chef par cette affaire, Omnivore a choisi de parler pour dire ce qu’il sait.

Dans ce magma d’où ne ressort que la souffrance d’une famille clouée par un drame qui n’aurait jamais dû se produire, dans ce chaos de mots duquel les mots des victimes potentielles ou présumées auront eux-mêmes encore moins de chance de surgir, on aimerait garder le silence, continuer à se taire, comme on l’a fait depuis le début de l’été, depuis le début de ce qui est devenu « l’affaire » Taku Sekine. Se taire, non par indifférence ou par lâcheté. Juste par pudeur et décence, qui continuent d’être les meilleures des options dans la vie.

Mais Taku Sekine est mort. Alors il faut parler et dire ce que l’on sait. De Taku Sekine, de sa place dans l’histoire de la cuisine contemporaine. Dire ce que l’on sait aussi des faits qui ont conduit tout un petit monde de la cuisine, et nous avec, dans un abîme de douleur dont le plus dur est de se dire qu’elle n’aura probablement servi à rien, et qu’elle ne nous apprendra rien pour la suite d’un métier qui doit pourtant se réformer.

DIRE DE LUI CE QU’IL ÉTAIT

De Taku Sekine, on sait qu’il était un grand chef. Un très grand chef. Il faut voir dans ses origines, ce Japon d’où il venait et à la culture duquel il appartenait, les raisons de sa réussite. Quand le travail fait corps avec la vie, que le beau geste est un art, la perfection, un devoir.
Après des études brillantes d’économie et de sciences politiques, il avait choisi la cuisine, au sens où il s’y était engagé corps et âme. Son premier boulot pendant ses études l’avait conduit dans un restaurant italien à Tokyo. Lui qui adorait les langues, l’anglais, l’espagnol, l’italien… il s’était envolé pour Sienne, c’est là qu’il avait choisi de devenir cuisinier. Il avait continué à Montréal, pendant dix mois. Puis de retour au Japon, après un passage éclair chez Robuchon, il avait travaillé un an et demi pour Alain Ducasse où Kei Kobayashi, alors chef exécutif, l’avait envoyé un an au Plaza Athénée. Il était ensuite devenu sous-chef d’Hélène Darroze – ce qui était selon sa propre expression « énorme pour un petit cuisinier qui vient du Japon ». C’est comme ça qu’il l’avait raconté à Kim Levy dans le Cahier de cuisine du Foodbook#7 d’Omnivore. Plutôt que de devenir chef de Darroze – ce qu’on lui proposait –, il avait fait l’ouverture d’un bistrot, Fish la Boissonnerie, maison mère du restaurant Semilla. C’est là qu’il avait découvert les vins bio et nature. C’est là aussi qu’il s’était émancipé des codes d’une certaine cuisine à la française. Il commence « à faire n’importe quoi, comme servir un agneau de la Ferme de Clavisy avec une garniture gyoza ». C’est l’ouverture vers un nouveau territoire d’expression, une cuisine bord-à-bord, à cheval permanent sur une double culture, des inspirations fulgurantes sur la saison, le devoir de ne respecter aucune règle mise à part celle du bon goût. Il avait forgé de ses nombreuses incursions en Israël, Londres, Vietnam, Thaïlande, Australie, la certitude que la cuisine contemporaine n’avait d’autre ancrage que les limites techniques et intellectuelles du cuisinier. Après New York, il revient à Paris pour monter son restaurant. Il y rencontre le talentueux bartender et restaurateur Amaury Guyot, qui faisait les beaux jours du Sherry Butt. Ils deviennent associés. « La cuisine liquide s’invite sur sa carte », écrit Kim Levy. Ce sera Dersou, premier restaurant mets-cocktails de la place de Paris. Nous sommes en 2014 et la capitale prend soudain une sacrée claque culinaire.
Avec Taku Sekine, les bo yu (grosses nouilles plus grandes que les udon) font irruption dans le répertoire gastronomique, côtoient au culot les penne/épinards/ail/pleurotes, les endives de pleine terre, beurre noisette et citron. 7 plats/7 cocktails, un prix fixe. Tout Paris – et bientôt le monde entier – prend d’assaut le long comptoir de chêne où l’on peut admirer la dextérité conjointe des cuisiniers et des bartenders. Un truc unique, une création : ça ne s’explique pas. Taku devient rapidement un référent à l’échelle planétaire de toute cette cuisine sophistiquée mais compréhensible, d’une élégance folle mais totalement accessible. Dersou est un tourbillon envoûtant, la presse internationale s’y précipite. Omnivore, de son côté, n’a qu’à tendre les bras à ce cuisinier génial, disruptif, ami.
En 2018, quand il s’agit de faire une photo pour fêter les 15 ans d’Omnivore, il dit oui tout de suite. On le voit debout, aux côtés des Passerini, Piège, Lignac, Grattard, Mazzia, Marchand, Bras, Gauthier, Toutain, Pic, Ladeyn, Darvas, Barbot… On rigole beaucoup, les confettis pleuvent. À la fin, il prend son portable et fait un selfie. Cette image ne s’effacera pas de sitôt.

DIRE CE QU’ON A DÉCIDÉ

Pour toutes ces raisons, pour tout ce qu’il était et représentait, et parce qu’on allait fêter la 15e édition du festival Omnivore, Romain Raimbault avait décidé d’inviter Taku Sekine en septembre 2020 au Parc Floral de Paris.
La première intention était de le convier sur la nouvelle scène Outdoor qui allait rassembler les grandes figures des dernières années du festival. Taku y aurait retrouvé pour un talk, Passerini, Mazzia, Grattard… mais aussi Pierre Gagnaire, Tabata et Ludovic Mey, Amandine Chaignot, Claire Heitzler, ces femmes et hommes qui ont toujours fait et feront la richesse du festival. Mais Taku l’avait mal pris, il avait fait passer le message : il était déçu de ne pas être sur la Grande Scène. « J’ai d’abord pensé que c’était une question d’ego, se souvient Romain Raimbault. Alors, le jeudi 11 juin vers 11 heures – oui, les portables sont une mémoire pour celles qui défaillent –, le nouveau directeur d’Omnivore a appelé le chef de Dersou et de Cheval d’Or. « Et là, j’ai eu je crois le plus beau témoignage de ce que représente Omnivore pour un chef. Si Taku voulait être sur la Grande Scène, ce n’était pas par caprice, mais parce que ce que ce qu’il aimait par-dessus tout à Omnivore, c’était justement que les chefs puissent venir montrer leur cuisine, en parler. Il n’était pas revenu depuis quatre ans et avait tellement envie d’en découdre avec une démo ! » Ce jeudi 11 juin, l’invitation officielle était lancée. Rendez-vous pris pour le dimanche 13 septembre.

C’est le jeudi 2 juillet, que Romain Raimbault est informé qu’une enquête journalistique de Mediapart* serait en cours sur les mœurs du monde de la cuisine. Elle semble viser essentiellement Taku Sekine. Le jour même, le directeur d’Omnivore est mis en relation via WhatsApp avec la journaliste qui travaille sur ladite enquête. Dans un échange de messages, il lui dit être sous le choc, ne pas vouloir colporter de ragots, lui demande simplement si (elle a) « une idée de la date à laquelle une procédure judiciaire est engagée ». La journaliste répond qu’elle souhaite d’abord « rencontrer quelques-unes des victimes avant l’été pour savoir si elles souhaitent porter plainte ». Taku Sekine, à son sens, n’est au courant de rien. Elle dit espérer que « ça dure jusqu’à ce que les victimes puissent témoigner ou porter plainte ». Romain Raimbault dit que « c’est pour la même raison qu’il ne souhaite pas contacter Taku Sekine ou communiquer une quelconque décision à ce stade. Je ne voudrais pas interférer ou mettre en difficulté d’une manière ou d’une autre les victimes. »

Les accusations rapportées sont graves. Romain me met au courant et nous sommes sous le choc. Il y a pour nous une certitude : moralement, Omnivore a toujours condamné avec la plus grande fermeté tout harcèlement, toute injure, a fortiori toute violence, tout sexisme, tout racisme. Omnivore a écrit depuis des années et des années sur la nécessité de se départir de ces sales habitudes d’un métier qui a trop cuisiné à coups de schlague. Moralement, il s’agit bien de ne plus jamais avoir à se référer aux « habitudes », à s’abriter derrière le « C’est comme ça » pour expliquer l’inqualifiable. Omnivore porte en lui depuis quinze ans, par la multiplicité de ses échanges, par sa parole libre, dans les colonnes de son magazine comme sur les différentes scènes de son festival, ce principe d’intelligence.

Dans les jours qui suivent, nous reparlons souvent de la présence de Taku Sekine au festival. Faut-il l’exclure alors qu’à ce stade-là aucune plainte n’a été déposée ? Peut-on pour autant le maintenir dans la programmation si la gravité des faits est avérée ? Dans le même temps, la rumeur enfle, des fils de conversation WhatsApp se créent pour parler de ce qui devient l’affaire Taku Sekine. Nous faisons alors ce qui s’impose comme une évidence : appeler Taku et lui parler.

Romain Raimbault joint Taku Sekine le vendredi 17 juillet. Il lui dit en substance :
« Je t’appelle pour un sujet pénible et désagréable, je ne sais pas si tu es au courant, mais on m’a rapporté plusieurs faits graves te concernant. » Taku répond que oui, il est au courant depuis quelques jours, alerté par un ami qui lui a demandé ce qu’il avait fait, « car on parlait beaucoup de moi dans Paris ». Taku dit ne pas comprendre, ne pas savoir exactement ce qui se passe. Il a contacté un avocat et est prêt à se battre.
« Dans ce contexte, raconte Romain Raimbault, je lui ai dit : tu comprendras que je préfère ne pas te faire intervenir au festival. Les faits qui te sont reprochés sont graves et la priorité pour toi est d’y faire face, de répondre à ces accusations. » Taku a dit « oui, bien sûr » et s’est plusieurs fois excusé mais Romain lui a aussi dit qu’il ne l’appelait ni pour l’interroger ni pour le juger.
Après coup, Romain m’a dit avoir passé le coup de fil le plus dur de sa vie. Il est arrivé dans mon bureau secoué mais content d’avoir pu s’expliquer avec Taku, content de la teneur de leur conversation.
À cet instant-là, il faut que ce soit bien clair, il y avait pour Omnivore l’espoir de retrouver un jour Taku Sekine sur scène mais aussi la crainte que ces faits soient avérés. Un mélange de confiance et de tristesse. Le nom de Taku Sekine n’a jamais été publié sur le programme d’Omnivore 2020. Nous avons décidé de ne pas parler de l’annulation de sa venue et de ne pas nous exprimer sur les sujets en cours pour laisser aux personnes concernées, victimes ou accusées, la possibilité de pleinement s’exprimer.
Car il se trouve que la justice se nourrit de plaintes, de faits, de témoignages recoupés, de chronologies, de preuves. Elle oppose aux centaines de commentaires émotifs des centaines de pages instruites à la description froide et minutieuse avant, si les juges seuls en décident, la confrontation devant un tribunal. Il faut lui laisser le temps, comme il faut laisser du temps à une enquête journalistique pour se déployer, souvent dans le secret, en patience.
Mais après le 1er août et la publication par une internaute sur son compte Instagram du récit de ce qu’elle qualifiait d’agression sexuelle – lire l’article du journal Le Monde –, il n’y eut plus que le bruit assourdissant de la rumeur.

DIRE QU’ON NE SAIT PAS

Le 18 août, j’ai écrit un texte pour arrêter de bouillir intérieurement. Il s’intitulait « La rumeur, ce plat qui se mange chaud ». Il n’était pas destiné à être publié, je l’ai simplement partagé avec Romain Raimbault, et quelques personnes importantes autour de moi. J’avais besoin d’y voir plus clair, comme fondateur d’Omnivore, comme journaliste, mais aussi comme être humain pris dans une tempête où quelqu’un qu’on connaît bien, qu’on aime bien, se retrouve en proie à de lourdes accusations. À un moment, il dit ceci : « Il faut entendre les victimes, comprendre leur souffrance. Avoir conscience que dire est un allié, l’expression d’une détresse qui fait avancer une société à condition qu’elle se réforme en profondeur. Mais pour autant, il s’agit de respecter la présomption d’innocence, le Code pénal n’étant pas soluble dans l’intime conviction de la masse. Il s’agit de ne pas hurler avec les loups, de ne pas stigmatiser et concentrer les haines contre une poignée d’individus qu’on pend si facilement au gibet digital avant même qu’ils aient été entendus, mis en examen, jugés et condamnés. La vindicte populaire a ceci de commun avec la violence faite aux femmes et aux minorités : c’est un aveu de faiblesse et d’aveuglement […] Récemment, Robert Badinter, avocat, ministre de la Justice qui fit abolir la peine de mort, disait appréhender et se méfier “du retour de ces petits Saint Just qui condamnent au nom du tribunal du peuple”. Il faut parfois écouter la sagesse d’un homme qui fut seul contre tous. »

Dans cette histoire terrible où la parole des uns et des autres ne sera jamais recoupée, puisqu’il n’y a, à ce jour – et qu’il n’y aura jamais –, aucune action en justice, aucune poursuite, personne ne détiendra jamais la vérité. Chacun gardera sa conviction profonde d’avoir fait juste, au moment où il le fallait. Omnivore a fait ce qu’il jugeait bon de faire. Et à présent, à l’heure où il faut conclure, Omnivore, comme tous ceux qui l’ont approché et aimé, sait combien Taku Sekine fut important dans l’histoire des dix dernières années de la cuisine mondiale. Les témoignages abondent d’ailleurs depuis Montréal, Istanbul, Moscou où Taku a marqué les esprits par son talent et son intelligence. Ces témoignages pleuvent comme des larmes. Ça, on le sait. Tout le reste, on ne sait pas.
 

Luc Dubanchet
Avec Romain Raimbault

Depuis notre publication, Mediapart a publié une explication.

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